Pourquoi l'Archipel?
Vincent: Mon histoire d'amour avec la Minganie débute en 2021 lorsque j'ai commencé ma carrière de travailleur social à l'hôpital du Havre-Saint-Pierre. Cet emploi m'a permis de découvrir une magnifique région, des paysages à couper le souffle, mais surtout des gens extraordinaires. Je tenais à réaliser une expédition de plusieurs jours dans l'Archipel pour toutes les fois où j'étais assis dans mon bureau et que mon regard c'est perdu à regarder les îles, pour toutes les journées où je me suis surpris à rêver un peu trop longtemps aux aventures qui m'attendaient entre les creux de vagues. C'était le désir d'être dehors qui m'a poussé à quitter mon emploi à l'hôpital pour faire un retour aux études. En 2023-24, j'ai complété l'AEC Guide d'Aventure, une année extrêmement enrichissante sur le plan personnel autant que professionnel. La fin de l'AEC était le moment parfait pour réaliser cette aventure et passer du rêve à la réalité. J'étais en plus accompagné par un guide et un ami d'exception, quoi demander de plus ?
Danila: Tout récit d'aventure débute subitement. Ayant compris que l'université n'était pas pour moi, j'ai échangé mon ordinateur pour une pagaie et je suis venu à Gaspé pour devenir guide. En plus d'être dans la même cohorte, Vincent et moi étions colocs et on passait des longues heures à se raconter nos expériences de vie, pour moi ça été mes premiers contacts avec la Côte Nord. Comme j'avais déjà vécu aux Territoires du Nord-Ouest, je comprenais ce qu'était déménager dans une région isolée et de se rebâtir une vie à nouveau, Vincent et moi se comprenaient et on partageait une prédilection pour les paysages nordiques. Une année d'expéditions a tissé une forte amitié entre nous et donc quand il m'avait proposé de venir pagayer avec lui sur dans l'Archipel, c'était naturel que j'accepte. Je ne savais pas dans quoi je m'embarquais. Je connaissais le nom, j'avais vu quelques images mais jamais je n'aurais pu imaginer ce dont on allait vivre ensemble. J'avais goût à l'aventure, je voulais découvrir la Côte Nord.
Préparatifs
On étudie méticuleusement les cartes comme des pirates, heureusement il y aura des trésors partout dans l'Archipel
Une longue expédition en autonomie est une question de bonne préparation et connaissance du terrain, car une fois sur l'eau, on peut compter que sur nous-même et notre équipe. D'innombrables heures passées devant des images satellites des îles, des soirées imbibées de chaleur étouffante des déshydrateurs roulant au max, des appels aux locaux pour de l'information sur les marées et courants ainsi que les endroits à visiter. Et encore plus, sans oublier des nuits blanches passées à rêver au vent soufflant sur nos visages et les coups de pagaies tranchant les vagues.
Sur la route (9 juin)
On s'enfonce dans le coeur du Nord
Le cadran sonne à cinq heures du matin. On est dimanche et la ville de Rimouski dort encore, sans intention de se réveiller avant que la pluie passe. Notre voiture découpe le brouillard épais sur la route vers Matane où on embarque sur le traversier qui nous amène à Godbout. Il y a deux semaines, jour pour jour, heure pour heure, on avait débarqué à Godbout avec l'AEC pour notre expédition finale sur la rivière. Mais on a déjà gradué et on n'est que deux.
L'Archipel nous appelle de loin.
La route tourne et contourne, méandre ici et tout droit par là. Le paysage change subitement: une forêt d'épinettes noires à gauche et l'épave de Port Cartier à droite, derrière une colline la Rivière Moisie nous surprend. Les îlots de Sept-Îles nous suivent du regard alors qu'on file à travers la ville, avec un arrêt court pour récupérer un kayak que l'ami à Vincent nous as généreusement prêté. Afin de combattre la fatigue et se mettre dans l'ambiance nord côtière, on met un CD de Keven Landry, chanteur du Havre Saint-Pierre, et on roule en silence voyant ses paroles défiler.
Jour 1 (10 juin)
Havre Saint-Pierre à Niapiskau
Vérifications de dernière minute. Au loin l'Île au Marteau nous regarde
On est ici en vacances après tout, donc on fait la grasse matinée en prévoyant un départ tard en après-midi. De toute façon le trajet est court et les conditions moyennes. On est sur l'eau à 15h30, le plan est de longer l'Île du Havre pour se rendre au camping de Niapiskau. L'Île nous cache le vent, mais arrivés à la pointe Vincent et moi échangeons un regard: c'est notre première traversée en mer ouverte. Tranquillement on s'approche de l'Île du Fantôme, surnommée après que le Phantom s'est échoué dans les parages au 19e siècle. Un coup de pale poursuit un autre et pourtant on dirait que l'île reste aussi loin que tantôt. J'essaye de ne pas y penser, il faut garder le moral élevé dans les moments d'épreuves et j'imagine ce qui peut défiler dans la noirceur verdâtre de la mer qui nous entoure. On l'a découvert dans les jours qui ont suivi.
Au large de l'Île du Havre
À 18h on est à l'abri dans l'Anse du Noroît sur Niapiskau. La mer est calme, pas une goutte d'eau pour la déranger ni un souffle de vent pour la rider. Nos kayaks planent au-dessus des rochers à peine submergés comme des spectres, les moyacs vigilants nous aperçoivent de loin et l'air se charge de battements d'ailes. On s'installe pour la nuit, mais sans témoigner à l'isolement sauvage de l'île: des ossements d'un lièvre sont éparpillés autour de notre tente.
Au loin, l'œil d'un phare tranche la noirceur épaissie par le brouillard.
La nuit se passe sans aventure.
Jour 2 (11 juin)
Niapiskau à Grande Île avec un arrêt à Quarry
On se déplace doucement sur les algues visqueuses, calculant chaque pas afin de ne pas réveiller les monolithes dormants dans le brouillard.
Notre premier matin est blanc comme le fantôme de l'île voisine.
En sortant de l'anse, un marsouin timide nous montre son aileron, Vincent fait un appel sur le VHF pour avertir les bateaux qu'on traverse. Doucement, on s'aventure dans l'inconnu. Sur carte c'est facile de tout connaître, mais une fois sur l'eau, engouffré par la brume ne voyant que l'eau autour des pointes de nos kayaks, c'est impossible de savoir ce qui nous attend. Il faut faire confiance à nos connaissances et suivre la boussole, après ça on ne peut rien faire d'autre que de se laisser porter par le vent de l'aventure. On longe doucement la côte, la marée est haute et donc on peut passer par-dessus les hauts fonds revêtus d'une forêt de laminaires. Vers 11h on débarque dans l'Anse des Érosions pour observer les monolithes et une courte séance photo. Au loin, les bancs rouges du parc attendent patiemment les touristes. Le kayak nous a permis d'accéder d'un angle impossible aux bateaux.
On reprend nos pagaies. Le brouillard ne nous quitte pas et on navigue grâce aux goélands perchés sur les rochers le long de la côte comme des balises.
Vers midi on débarque à l'Anse à Nat, au sud de Grande Île.
Le Zoo
On débarque pour dîner sur la lune, les monolithes emmitouflés de brouillard rappellent des extraterrestres de planètes lointaines. En après-midi, le brouillard se lève révélant un désert grisâtre. Les dunes de gravier trahissent nos pas silencieux alors qu'on s'approche du Zoo.
On zigzague entre les créatures moulées par des millénaires. Un requin gobelin lève fièrement son nez. Un œuf solitaire observe Quarry d'un air pensif. Au pied de la mer, les vagues lèchent la tête d'un rocher vaincu dans un combat oublié.
La chaleur tombe et le soleil épuisé entame sa descente. Il est temps pour nous de remonter au nord de Grande Île pour monter le campement. Un phoque curieux nous suit du regard alors qu'une paire de pygargues à têtes blanches nous passent au-dessus.
Jour 3 (12 juin)
Excursion Journalière vers la Chute de Grande Île
La solitude arctique
Voulant toujours rester dans l'esprit des vacances, on décide de rester deux nuits sur Grande Île. La première journée, le vent s'annonce de l'Est et donc on décide d'explorer la côte Ouest de l'île en après-midi. Elle devrait être mieux abritée, et elle est dite d'avoir une chute pour le ravitaillement en eau. On longe les falaises sur lesquelles nichent les mouettes alors que le fond turquoise nous révèle ses paysages. À gauche une forêt de lasagnes de mer recouvertes de crabes et d'oursins passe sous nos kayaks, à droite, le fond descend brusquement à une quarantaine de mètres. Des énormes rochers gisent dans l'abîme éméraude; il est impossible de passer au-dessus sans émerveillement et un profond respect pour la mer.
La chute n'est pas loin du campement, à peine une heure et on accoste près d'un plateau rocheux recouvert de coquilles de crabes tombés victimes aux mouettes. Quelques phoques gris nous saluent au passage. Une fois ravitaillé, on longe le littoral à la recherche des monolithes.
Les géants oubliés de Grande Île
Les dunes de gravier terne nous poursuivent, les monolithes sont plus petits ici mais sont aussi impressionnants. On remarque vite que la nature fait ses ravages: des tonnes de bois de grève éparpillés jusqu'aux arbustes aplatis par des vents féroces, des cratères rongés par les vagues dans les roches. Cela nous rappelle de vérifier la météo, au loin un brouillard approche et les moutons sortent se promener sur l'eau. Ici on voit bien le nord, un paysage arctique désert recouvert de lichens et quelques épinettes solitaires.
On sent la solitude de l'île.
Il n'y a que Vincent et moi ici.
Jour 4 (13 juin)
Départ vers Niapiskau
On salue de loin nos vieux amis de l'Anse aux Érosions
Le lendemain, on quitte Grande Île pour le sud de Niapiskau, les fameux monolithes de l'archipel sont là et la Dame de Niapiskau nous attend pour souper. On a la journée devant nous et donc on fait un arrêt sur Quarry. À l'aller, les rorquals se nourrissent au loin et le soleil frappe fort. On est contents, les derniers jours ont été sombres et pluvieux. La plage principale grouille de touristes et on se sent étrange à se promener en combinaisons étanches avec une traînée de petites odeurs d'aventuriers derrière nous.
Après dîner la fatigue nous enveloppe, assis sur un bois de grève Vincent et moi discutons de nos plans d'étés, de la fin de l'année qu'on a vécu à Gaspé et l'incertitude que la vie de guidage nous réserve.
Entretemps, le vent se lève et on décide qu'il est temps de repartir. En sortant de la baie de Quarry, un vent de 20 nœuds nous pousse dans des vagues d'un mètre. La mer nous rappelle de faire confiance à nous-même et de se tasser au plus vite. Nos esprits restent calmes, bien que la situation ne soit pas facile, on ne peut pas permettre à nos peurs de prendre le dessus; le contrôle sur soi-même et les embarcations restent assumés. Un rorqual passe près de nous alors qu'on s'approche des rochers. Là, je ressens les émotions ressortir, une bête aussi belle et tranquille dans une mer tant déchaînée.
On pagaie avec toute la force qui nous reste en évitant les rochers vers lesquels les vagues tentent de nous tirer. Le périple dure à peine trente minutes et on est de retour en sécurité à l'Anse du Noroît. Elle est méconnaissable du lundi alors que c'était une mer d'huile.
Notre dernier coucher se perds dans la brume de Niapiskau
Le campement est vite monté et une randonnée de quelques heures au sud de l'île est entreprise. On arrive à l'heure pour visiter la Dame et saluer le Monsieur, un couple au cœur de pierre.
À peine quelques heures après être retournés au camp, un brouillard épais tombe sur nous. Les cellulaires ne marchent pas et quand on réussit finalement à capter avec notre GPS on voit qu'un orage s'annonce pour demain avec une petite fente de conditions calmes tôt le matin…
En voilà une décision à prendre.
Après discussion, on s'entends se lever avant le soleil et partir de bonne heure afin de profiter de la fenêtre.
Jour 5 (14)
De retour au Havre
Des aventuriers fascinés
Un vrai matin d'expédition: lever avant le soleil, pluie et un déjeuner debout dans une cabane à bois en combinaison étanche. À peine une heure après être sortis de nos sacs de couchage tout chauds, on est de nouveau dans nos hiloires en route vers le Havre. Les nuages ouatés ont absorbé un rose qui a été éparpillé dans le ciel, le soleil rajoute une couche dorée sur la toile. Un petit rorqual nous raccompagne lors de la traversée à l'Île du Fantôme, tellement près qu'on peut voir son évent. On avance coup après coup, mais la perception nous joue des tours et on dirait qu'on ne s'approche toujours pas de l'Île. Vers 6h le vent se lève et on traverse vers la Pointe aux Morts pour longer la côte jusqu'à la sortie, ce devrait être plus sécuritaire d'un coup que les intempéries nous surprennent. Peu à peu, on retourne à la civilisation: une barge nous dépasse, les points colorés des chalets accentuent la forêt et au loin on voit le port du Havre-Saint-Pierre. En débarquant, on remarque qu'on n'est pas les seuls à se lever aussi tôt, les pêcheurs eux aussi sont sur l'eau de bonne heure. Une fois les kayaks montés, on passe à l'action avec un arrêt à la boutique Chez Julie pour prendre un café et se redonner de la motivation à aller se changer et défaire l'équipement trempé et puant d'expédition. Vêtus en combinaisons rose et rouge vif, on attire l'attention des résidents alors qu'on marche dans les rues du Havre pour une dernière fois, demain c'est le long retour à la maison.